Nous travaillons dans la même entreprise et sommes même voisins de bureaux. Cependant, comme Jean Lebrun le dit lui-même, la Maison de Radio France étant en travaux, les locaux provisoires de France Inter s'avèrent "aussi conviviaux que ceux d'une société d'assurances". En réalité, nous nous côtoyions et nous croisions au pas de charge sans prendre le temps de faire connaissance, chacun vaquant à ses occupations quotidiennes. Un "Bonjour !" cordial par ci, un "Tu vas bien ?" par là. Guère plus.
Voilà deux ans que j'observe Jean, pipe en bouche, se concentrant avant l'émission en faisant quelques pas avenue du Général Mangin, dans le 16° arrondissement parisien. Un jour, c'est par la messagerie interne que je lui exprimai mon souhait de brosser son portrait en tant que fumeur de pipe. Sans coup férir, nous prîmes rendez-vous pour un déjeuner. "Mais j'espère que tu pourras patienter jusqu'à 14 heures", me lança-t-il.
C'est donc immédiatement après l'émission de France Inter "La Marche de l'Histoire" que nous nous dirigeons vers un restaurant du quartier, où Jean semble avoir ses habitudes. Déjà, sur le court trajet qui nous sépare de chez Chaumette, longeant la maison ronde sans dessus dessous, Jean allume sa pipe, la rangeant avec regret une fois entré dans les lieux.
"VOTRE FUMÉE ME GÊNE !"
"Ma première pipe de la journée, je la fume de bonne heure en venant à la radio, en traversant le parc de Passy", explique le journaliste, qui officie sur Inter depuis 2011, après de nombreux faits d'armes à France Culture. La suivante, c'est celle qu'il déguste à la mi-journée, devant l'entrée de la station. Souvent, après l'émission et un rapide point fait avec son équipe, Jean file travailler chez lui. Dans cet environnement privé, il reconnaît garder son ébonite en bouche une bonne partie de l'après-midi, tout en dévorant livres et dossiers pour s'imprégner du thème du lendemain.
Le producteur et présentateur radio se rappelle l'époque, pas si lointaine mais déjà d'un autre temps, où il pouvait allumer son fourneau en studio. Pour France Culture, longtemps il s'est levé de bonne heure. En direct entre 7 heures et 9 heures, il fumait pipe sur pipe et se souvient avoir reçu un jour un courrier d'un auditeur furieux: " Monsieur, je vous écoute au réveil et votre fumée me gêne!". En réalité, ce fidèle de "Culture Matin" percevait à l'antenne le claquement du briquet et, la magie de la radio aidant, allait jusqu'à sentir les volutes sous ses propres narines. La radio en odorama, en quelque sorte.
Jean Lebrun a commencé à pratiquer l'usage de la pipe en 1981. "Cette année-là, je suis entré au journal La Croix. La pipe a été un moyen de m'apaiser et de donner une image de pondération. Je suis rapidement devenu chef de service, et il fallait me calmer moi-même et calmer les journalistes qui travaillaient avec moi". Il évoque alors le stress de l'horloge, dont la rotation des aiguilles presse le rédacteur, tenu de remettre son papier à un horaire précis pour le bouclage du journal. Depuis, la bruyère et le tabac sont devenus les compagnons de chaque heure du jour. La radio est tout autant une affaire de pendule.
"Quand je suis entré à la radio, à Culture, mon assistante ne supportait pas la fumée. Pour l'amadouer, j'ai abandonné le Flying Dutchman pour le Kentucky Bird. Ca lui a plu", s'amuse-t-il, en expliquant que ce mélange très aromatique ne le quitte pas depuis. Il lui arrive cependant de lui préférer le Larsen paquet bleu, lorsqu'il en trouve.
"En voyage à Copenhague, j'ai eu l'occasion de me rendre au magasin et au musée Larsen. Hélas, on m'a dit que cette bonne adresse avait disparu depuis. Le vendeur de l'époque m'avait même accueilli en me lançant: Vous êtes Jean Lebrun ? Français, il avait épousé une Danoise, mais était resté un auditeur fidèle des radios publiques de son pays".
PAS DE VACANCES AU BHOUTAN
S'agissant des interdictions de fumer, Jean explique: "Je n'entrerai pas dans un discours sur la défense du tabac, mais je défendrai les fumeurs contre les puritains", affirme-t-il, au sujet des campagnes actuelles.
S'insurgeant contre toutes les formes d'intégrisme, il voit dans l'acharnement contre les fumeurs une volonté de chercher un bouc-émissaire. Néanmoins, pas de prosélytisme en faveur de l'herbe à Nicot de la part de Jean qui en connaît parfaitement les dangers. Il aimerait toutefois convertir à la pipe le philosophe et confrère de Radio France Raphaël Enthoven. "Dis-le dans l'article, me demande-t-il, l'œil pétillant. Ca le décidera peut-être".
Jean Lebrun n'ira pas jusqu'à reprendre à son compte la phrase de Molière: "... qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre", mais n'imagine pas se séparer de son fameux pétun."Je ne partirais pas en vacances à New-York ni au Québec, où les espaces autorisés aux fumeurs se réduisent d'année en année. Encore moins au Royaume du Bhoutan, où le tabac est tout simplement interdit".
Alors, faute de Bhoutan, Jean a opté pour un été en Lozère et dans les Alpes. Il était sans doute le seul randonneur à marcher la pipe au bec. "Certains marcheurs me jettent des regards incendiaires", s'amuse-t-il.
A Paris, en revanche, je n'ai que des commentaires aimables dans la rue. Surtout des femmes, d'ailleurs: Ah, Monsieur, ça sent bon. C'est de l'Amsterdamer ?", entend-il régulièrement à son intention, avouant qu'il est "un fumeur de compromis", souhaitant plaire à l'entourage autant qu'à lui-même.
Pour se fournir en tabac, Jean fréquente la Civette d'Alésia, près de Montparnasse, ainsi que le tabac du Dôme, dans le même quartier parisien (voir encadré en bas de page).
UN SUJET POUR "LA MARCHE" ?
Lorsque je m'enquiers de savoir si Jean aime l'objet en lui-même, pour ce qu'il est, sur l'aspect végétal de sa matière, la nature artisanale du travail qui le transforme, et non seulement pour son caractère utilitaire, il reconnaît ne pas y attacher une grande importance. "J'ai un peu le même rapport qu'avec les livres. Je ne suis pas bibliophile".
Néanmoins, il dit apprécier le fait de recevoir une pipe en cadeau, ce qui l'amène à posséder actuellement une dizaine de spécimens en bruyère. "Je suis même encore plus touché lorsqu'il s'agit d'un legs. Lorsque j'étais enseignant, un collègue qui était contraint de cesser de fumer m'avait fait don de ses pipes. J'ai beaucoup aimé ce geste".
Lui faisant remarquer que je le vois toujours fumant des pipes droites, il analyse cela comme étant vraisemblablement l'expression de sa préférence pour l'architecture gothique plutôt que baroque.
A l'échelle de l'Histoire, des calumets amérindiens à Catherine de Médicis -pour laquelle le diplomate Jean Nicot avait importé la plante en France dans le but de calmer les migraines de son fils François II- le tabac s'inscrit dans un long et sinueux chemin. Tantôt vanté, tantôt diabolisé, n'y aurait-il pas matière à construire une émission sur le thème du Nicotiana Tabacum ? "Hélas, c'est un sujet bien clivant de nos jours", regrette-t-il. Pourtant, Jean admet qu'il s'agirait d'un sujet historique parfaitement intéressant. Peut-être aurons-nous un jour le plaisir d'entendre Jean Lebrun lancer à 13H30 sur France Inter, de sa voix grave et douce: "La Marche de l'Histoire... Aujourd'hui: le tabac et la pipe..." ?
Quitte à recevoir par la suite quelques courriels assassins, auxquels il répondra sans doute avec le plus grand calme, non sans avoir allumé une apaisante bouffarde.
LES ADRESSES DE JEAN
Jean Lebrun est un habitué de
la Civette d’Alésia (220 avenue du Maine 7014 Paris) près de la station de métro Alésia. C’est là qu’il fait le plein de son carburant
habituel : le Kentucky Bird. Cette adresse est néanmoins celle d’un bureau
de tabac courant, qui offre un choix restreint en tabacs à pipe.
Mais le producteur de France Inter fréquente aussi le Tabac du Dôme, également dans le 14° arrondissement de Paris, au métro Vavin ( 108 boulevard du Montparnasse). On y propose
un bon choix de mélanges ( Peterson, Samuel Gawith, Dunhill…) et de belles
pipes (principalement des Savinelli, Dunhill et Butz-Choquin).
> Voir tous les portraits de fumeurs de pipe
VUES
13 commentaires :
J'ai beaucoup aimé ce portrait, entendre les volutes à la radio caressant le micro et le cliqueti du briquet... Nicolas merci et bonnes pipes à Jean!
"J'ai un peu le même rapport qu'avec les livres. Je ne suis pas bibliophile"
jolie formule
La marche de l'histoire? une émission que je n'écoute plus en direct mais que je podcaste toutes les semaines.
Nous avions parlé de Jean Lebrun quand nous nous étions rencontrés il y a un an ou deux Nicolas; c'est bien d'avoir consacré un article sur un de tes collègues.
Merci pour vos commentaires, Nelson, Ludo, Scytale et Joseuvic.
Nelson, tu crois que la formule a changé ? Les roses, ça dépend peut-être de la saison :)
Joseuvic, oui je me souviens que nous en avions parlé. Tu vois, ça a pris du temps, mais la rencontre a eu lieu.
Au passage, félicitations à Ludovic ainsi qu'à Sylvain H qui vont être intronisés par la Confrérie de Saint-Claude le 4 octobre.
VOIR L'AGENDA
Merci Nicolas. J'aime à lire ce blog et écouter vos voix dans ce bon vieux et fidèle poste de radio.
Amitiés et bonnes pipes. Q'elles soient brunes pour certains ou en couleurs pour d'autres. Tant que le plaisir est au rendez-vous.
Merci encore une fois pour partager Nicolas. C'est toujour très intéressant -;)
Bonne pipe.
Merci Alain et Georges :)
Extra, ce portrait de Jean Lebrun.On s'y croirait. Merci et bravo.
Ces différents portraits sont passionnants et mettent bien en valeur les différents profils de fumeurs de pipe. On peut y retrouver des choses que l'on partage intimement à l'occasion du plaisir de pétuner. Je visionne souvent l'archive vidéo de la TSR avec une entrevue de Georges Simenon avec en préambule le poème de Baudelaire que cite Charles sur son blog.
Bien amicalement
JBA
Jean Lebrun a finalement bien consacré une de ses émissions au tabac (L'Etat et le tabac):
ÉCOUTER L'ÉMISSION >>
Enregistrer un commentaire